Pour ma part, la réhabilitation de ce bâtiment doit être l’ultime occasion pour le chef de l’Etat de réhabiliter celui qui fut le bâtisseur de notre Etat moderne, le premier Président du Conseil de gouvernement du Sénégal, Mamadou Dia. Incontestablement toutes les raisons militent en faveur de ce devoir de mémoire à l’endroit d’une figure emblématique qui a incarné toute sa vie durant, la splendeur et le prestige de l’Etat sénégalais. Il me semble, en effet, incompréhensible qu’en dépit des immenses services rendus au Sénégal et du combat politique qu’il a mené pour l’accession du Sénégal à l’indépendance, Mamadou Dia n’ait pas encore reçu de la Nation les hommages dignes de son rang.
A ma connaissance, aucune rue, encore moins une avenue, aucun édifice administratif établi à Dakar, ne porte le nom de celui qui a été, contre vents et marées, à l’origine du transfert de la capitale de Saint-Louis à Dakar en 1957. Sur cette question précisément, l’histoire, à commencer par ses adversaires, notamment du Pra-Sénégal, lui a aujourd’hui donné raison. Mieux, étant vice-Président du Gouvernement de la Loi-Cadre, puis Président du Conseil du gouvernement, Mamadou Dia est le seul et l’unique sénégalais ayant signé l’acte de naissance de l’indépendance du Sénégal. C’est pour cette raison qu’il me plait dire avec aisance, que si Senghor a construit la Nation, Mamadou Dia fut le bâtisseur incontestable de l’Etat. C’est toute la signification et la pertinence du couple «Etat-Nation» qui constitue le socle de notre République.
Dès lors, les leçons de l’histoire nous enseignent l’effort nécessaire et permanent d’équité et de justice que gouvernants et citoyens sont invités à méditer constamment dans le cadre du devoir de mémoire que nous devons accomplir vis-vis des pères de notre indépendance. Malheureusement, les aléas et vicissitudes de l’histoire politique contemporaine ont très souvent relégué Mamadou Dia dans l’oubli et les tenants de l’histoire «officielle» l’ont dépeint souvent comme un dirigeant autoritaire et anti-système, au point qu’une bonne partie de la jeunesse dispose de peu de connaissances sur celui qui est à la base de l’indépendance nationale de notre pays. C’est pour cette raison qu’à sa mort le 25 janvier 2009, les rares hommages qui avaient été organisés à Dakar ou à Paris et le peu de connaissance des jeunes étudiants interrogés à son propos m’avaient poussé, à l’époque, à porter mon sujet de Grande enquête de fin d’études au Cesti sur cette figure emblématique de la vie politique sénégalaise.
L’enquête eut comme titre : «Mamadou Dia, un homme politique controversé.» Très vite, au fil de mes enquêtes, je m’aperçus que la carrière politique de Mamadou Dia a fait souvent l’objet de beaucoup de controverses. Plusieurs exemples en donnent l’illustration. Déjà, au lendemain de sa disparition, les discussions surgirent çà et là au sujet principalement de deux points : l’hommage national dû à son rang de Président de Conseil du gouvernement et la réouverture de son procès sur les évènements de 1962. Pour les uns, Dia n’a pas eu les hommages qu’il mérite de la Nation. Le Gouvernement de Maître Abdoulaye Wade devait décréter un jour de deuil national et mettre le drapeau en berne, pour d’autres, son décès était une occasion pour permettre la réouverture du procès de l’homme sur les évènements de 1962.
Sur ce point, il est bon de rappeler que malgré l’existence de faits probants plaidant amplement en faveur du réexamen des décisions rendues par la justice à l’époque, Mamadou Dia s’était toujours opposé à la réouverture du procès, d’après nos sources. Ces controverses trouvèrent très vite une réponse au cours de mes enquêtes auprès de feu Justin Mendy, journaliste, très proche de Mamadou Dia, qui me fit la révélation suivante : «Mamadou Dia n’a jamais voulu les hommages de la Nation, il était indifférent à cela ; lorsque je lui demandais la raison, il s’empressait de préciser que c’est la postérité qui jugera et appréciera la valeur et la portée de son action.»
Dans le même ordre d’idées, je fis aussi la rencontre du Secrétaire général de son parti, Massène Niang, qui me fit également la même confidence non sans ajouter que «Dia est immortel, ses œuvres sont là, même si le Gouvernement de Maître Abdoulaye Wade ne lui rend pas cet hommage qu’il mérite ; nous allons organiser des conférences et des tables rondes pour le lui rendre et perpétuer son œuvre». Malgré cette polémique, plusieurs conférences furent organisées à Dakar et à Paris pour célébrer cette figure de l’échiquier politique sénégalais.
A travers ce travail de recherches, je découvrais comment la personnalité de Mamadou Dia et son leadership fondé sur l’exercice de son autorité personnelle et de sa rigueur dans la gestion des affaires de l’Etat, s’incarnaient dans les grands événements qui ont marqué cette période de transition politique (1957-1962). Je pense notamment au transfert de la capitale de Saint-Louis à Dakar, au référendum de 1958, à la crise de la Fédération du Mali, à la grève générale des travailleurs de 1959, à sa position sur l’indépendance du Sénégal et à ses relations heurtées avec les milieux d’affaires de l’époque. A toutes ces occasions, Mamadou Dia ne transigea jamais sur les intérêts supérieurs de l’Etat sénégalais.
A toutes ces étapes, je découvris un homme imbu de valeurs éthiques et morales et dont la seule et unique motivation qui guidait l’action était l’amour ardent pour son pays. Je compris que Mamadou Dia avait très tôt compris et était même en avance sur son époque sur les voies et moyens que le Sénégal devait emprunter pour le chemin du développement. Pour Mamadou Dia, «bâtir une Nation exige de nous une révolution interne, celle de notre style de vie, celle des structures sociales périmées, celle des structures économiques archaïques, celle de l’appareil administratif inadapté». Conformément à cette vision, Mamadou Dia et son équipe initièrent des réformes en profondeur des structures de pilotage et d’encadrement, notamment du monde paysan et rural. C’est ainsi qu’à la suite de plusieurs missions d’études réalisées sur le terrain, Mamadou Dia, en économiste s’abreuvant aux principes idéologiques de l’école Perroussienne de la destruction créatrice, mit en place les outils d’exécution de sa politique économique et sociale. Il s’agit de la création du Centre d’expansion rurale (Cer), de l’Office de Commercialisation agricole (Oca) et de la Banque sénégalaise de développement (Bsd), etc.
Pour permettre une adhésion du monde paysan à sa politique de réformes, dans un contexte profondément dominé par l’économie de traite et de la toute-puissance des traitants des maisons de commerce et la panoplie d’intermédiaires qui les accompagnait, Mamadou Dia introduit une innovation éducative majeure avec la mise en œuvre de l’animation rurale.
Il s’agit selon ses termes, à travers cette politique d’animation rurale, «d’accueillir des groupes d’animateurs paysans désignés démocratiquement par leur communauté» et qui contribueraient ainsi «à l’établissement d’une relation contractuelle entre l’appareil d’Etat intégré, organisé et les cellules de base, qui était le garant du socialisme et redéfinissait le rapport entre l’Etat et la Nation» (Dia, 2001 : 156). C’est au regard de cette œuvre gigantesque que nous souhaitons vivement que le building administratif rénové dont il fut le premier occupant, porte son nom. Par ce geste, le président de la République, Macky Sall, aura réconcilié Mamadou Dia et son Peuple.
Mouhamadou Moustapha SOW dit «FOYRE»
Département d’Histoire-Ucad
foyresow@gmail.com